La lévitation de la masse ou la sculpture de chillida
PAR SANTIAGO AMÔN
J'ai vu surgir cette orgueilleuse masse de béton, encore emprisonnée dans son coffrage, je l'ai vue briser l'oppression de celui-ci, se dénuder, enfin libre, dans l'amplitude, et ensuite, grâce à la tension du câble, s'élever, humide, dégoulinante, ruisselante, dans la paume du vide, et demeurer là, suspendue — suspension bien insolite — dans la lumière (c'était une matinée lumineuse de l'été madrilène), consistante et en lévitation, défiant les lois de la gravité, tout en ayant l'air d'un phénomène naturel.
Cette masse ne tenait guère pourtant de l'aile ou de la plume au vent, et, néanmoins. elle flottait, elle se lévitait, opposant à la condensation du vide alentour toute l'impul-ion de sa genèse, et la grossesse écrasante de sa propre parturition. Quelque chose demeurait inverti depuis sa racine. Eduardo Chillida. chercheur tenace en matière de vide {Autour du vide est le nom de l'une de ses familles sculpturales) avait bouleversé les données du problème, et, qui sait, peut-être même les lois imposées à l'audace humaine.
Car, ce n'étaient point les formes sculptées qui s'introduisaient dans le vide et le pénétraient; c'était le vide au contraire qui voulait s'introduire et prédominer, qui se situait tout autour de la sculpture. Comme une vague nourricière, distendu jusqu'aux quatre points cardinaux de la masse, le vide se faisait substratum, enve-loppe, et impulsion. La plénitude de la sculpture reposait dans la vacuité de l'espace, recevait et affrontait la poussée des quatre vents et les impératifs de sa pesanteur, et finissait par céder au miracle évident de la lévitation.
Si en d'autres temps, Chillida s'était montré capable de conseiller l'espace (Conseil à l'espace est le titre de l'une de ses œuvres), il se risquait maintenant à troquer l'admonition pour le défi. N'est-ce point par hasard de l'audace et de la provocation que d'abandonner à la merci de ce qui est essentiellement vide la condensation de ce qui est plein, que de confier l'élément contondant d'une tonne à l'insaisissable faculté de lévitation de l'atmosphère, que de transformer la nature des données jusqu'à convertir l'espace en force et la niasse en résistance?
La subversion accomplie par Eduardo Chillida dans la genèse, l'enfantement et le destin de cette sculpture est sans précédent : lévitation de ce qui est intrinsè-quement le vide, transformé en soutènement et en poussée, corporalité convertie en digue flottante; et dans la tension à l'extrême des deux pôles (la tension des opposés, aurait dit Heraclite), poussée de Finappréhensible, abondance concentrée, rancune de l'air.
La sculpture, depuis la Préhistoire, fut menhir, poids soumis à la gravité sur la résistance du sol ou sur le mur consistant du piédestal, corps solide qui s'appuie sur le solide, ou à tout le moins, et ce, grâce à Brancusi, force qui vient des entrailles de la terre, comme une hélice, et se propage (spirale ou colonne sans fin) jusqu'à des hauteurs illimitées. C'est ainsi que la sculpture répondit à sa propre nature et s'en tint à ce qui est ferme. Comment est-il possible qu'elle flotte maintenant et soit, en même temps, un phénomène naturel?
L idée de lévitation nous amène insensiblement à penser au vol de tout ce qui. exempt de consistance, est aile ou plume au vent, brise, ou ballon, ou soupir... et demeure dans l'inconsistance, dans le vide, synonyme pour le sens commun, et en raison de sa nature incompréhensible, de ce qui n'est pas, de ce qui est en dehors de l' expérience. Il semble que l'espace naturel à ce qui est léger se diffuse dans la légèreté, comme le veut la vieille croyance selon laquelle les affinités se rejoignent. les égaux s'assemblent elles semblables se rencontrent.
Pour la même raison ou en vertu du même aphorisme, ce qui est consistant aspire naturellement à la consistance, et ce qui pèse, comme l'assure le dicton popu-laire tombe sous l'effet de son propre poids. Dans tous les cas, l'espace se dérobe à nous, converti en une tunique enveloppante, invisible, sans couture, qui revêt les choses et les lieux où se trouvent les choses; l'espace alors se convertit en vide, dans le sens de non-être ou de non-résistance, par opposition à ce que nous appelons réalité, dont la caractéristique pour nous est la résistance.
Chillida a carrément interverti les données du problème en élevant de la paume de l'air ce qui est solidité, consistance, résistance, concentration, conden-sation, grossesse, plénitude... et, ce faisant, l'espace alentour a changé de nature, ou, mieux encore, a découvert pour nous la face la plus authentique de sa nature. A peine la masse dans sa rondeur et sa contondance a-t-elle quitté le sol, qu'elle attire sur elle la charge excessive et la contondance de l'espace. C'est ainsi que par voie de retour, les affinités se rejoignent et les semblables se rencontrent.
Qu'obtient donc Chillida grâce à l'effort et à l'élan ascensionnel, grâce à la lévitation de cette masse orgueilleuse? Il met en évidence à nos yeux la réalité énigmatique de l'espace environnant, la puissance de ce qui échappe à l'entende-ment. Par sa nature même de masse, elle incite et attire la densité du souffle paralysant que nous appelons le vide. Une fois effectuée vers le haut la mise hors de situation du plein, le vide obtient une consistance subite, se fait vent impétueux et s'oppose à la masse qui elle-même devient digue flottante.
Et tout cela sans que l'événement y perde le moins du monde en naturel. Les œuvres de Chillida, en deçà et au-delà de leur très haut niveau d'abstraction, de la complexité du processus et de l'ultime synthèse éprouvée et perfectionnée, ont quelque chose ou beaucoup (par opposition évidente aux œuvres de ses innom-brables émules) ou tout d'un phénomène naturel. Et il est bien possible que cette sculpture soit, avec toute sa charge de subversion ou de contradiction apparente, celle qui incarne le mieux le naturel de l'événement.
Et cela, parce que Chillida n'a pas produit son œuvre dan? un désir de spécu-lation, mais à titre d'expérience. Il a ressenti 1 élan. la grossesse du vide saisissable et il les a soumis à l'expérience d'un matériau : le ciment, massif, condensé, profon-dément durci, moulé dans les incidences, les rétrécissements et les excroissances, les degrés et les instants d'une seule forme : la courbe, elle qui. concrètement, semble s'accommoder le mieux de l'idée de résistance, de retenue, de digue.
L'apparence statique du menhir étant remplacée, grâce à l'acte créateur de notre homme, par une image dans laquelle l'idée de tension et de combat prévaut, la ligne courbe sillonne, de haut en bas, par dedans comme par dehors, avec plus ou moins de concavité, de rigidité ou de flexibilité, l'intégrité de la masse durcie. Et ce n'est point la solide torpeur du menhir qui affronte ici la puissance du vide;
c'est la tension de l'arc, le nerf même de l'archer qui se distend à tous les degrés d'un effort gigantesque.
Une autre image? La mer. Comme une vague sans frein qui arrive sur la place ou sur la falaise, se heurte, se défait, et se heurte à nouveau sur la face du sable ou du rocher, et là, abandonne le sillon de son aggression, avec toutes ses incidences, ses degrés, ses instants, ses caresses et ses excroissances... piste curviligne et incom-mensurable, de même les formes de cette masse s'accommodent de la courbe et décrivent la tension d'un combat. Le vide, c'est la mer, et cette sculpture (je l'ai vue trempée, ruisselante) le front de sa résistance.
DERRIERE LE MIROIR - 01/06/1973
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